Il n’y a pas de plaisir sans gêne, parait-il. C’était ô combien vrai… Vince convenait de cette vérité alors qu’il atteignait une sorte d’orgasme, les yeux dans le
vague et les bras ballants. Malgré sa honte, il en gémissait, à chaque fois que la moindre parcelle de chaleur se ravivait, embrasant les autres dans un ballet de couleurs et de délice. Le prix
cependant était lourd et, sans doute, la seule raison qu’il ne se perdait pas tout à fait dans son plaisir. Ce qui était encore pire et lui arrachait des frissons de dégout au milieu de son
extase.
Ce qui lui gâchait le plaisir encore plus, il fallait bien l’admettre. L’embryon de culpabilité qu’il ressentait à présent allait grandir, enfler et devenir
insupportable. Surtout quand l’éphémère moment de joie serait passé. C’était à ce moment là que Vince mourrait d’envie de se jeter de la plus haute fenêtre qu’il puisse trouver et que Victor lui
faisait visiter les merveilles de monuments en sous-sol. C’était aussi le moment qui précédait la lacération, les cris, les larmes et, dans un moment d’intense fatigue, l’oubli. Les vampires ne
dorment pas, on le sait. Ils meurent une fois par jour pour renaitre entre chien et loup, à l’heure ou les humains deviennent proies et où les abandonnés du jour deviennent les prédateurs de la
Nuit. Mais Vince se reposait encore moins que les autres. Incapable de supporter la violence du soleil, il restait des heures à ressasser au milieu de sa chambre aux murs nus, sans aucun mobilier
alors que tous avaient la bénédiction d’échapper quelques heures au monde. C’est lui qui avait voulu que son antre soit si pauvre de tout, pour ne rien avoir à briser. Victor y avait consenti,
dans un soupir, mais il était visible qu’il n’appréciait pas du tout.
Cette nuit-là, Vince était seul. Sans chaperon, sans même de quoi recevoir un rappel à l’ordre. Une marque de confiance de la part du vieux Lion qui estimait qu’il
allait mieux. Pour le jeune vampire, c’était juste qu’il cachait mieux son mal-être, sans doute pour que Clara arrête de le materner. Il était seul avec sa proie désignée, un vampire qui devait
mourir ce soir-là, tout en haut d’une tour parisienne. Une chaleur plus forte le fit tordre son corps et crier de cette émotion mal contenue qui lui vrillait les sens. La première fois, il
n’avait rien ressenti, si ce n’est l’apaisement d’enfin faire taire son bourreau et la satisfaction d’avoir sauvé quelqu’un. Mais pour des inconnus… Le plaisir était venu crescendo, en même temps
que la culpabilité. D’abord, une sensation de faim apaisée ou de soif étanchée, puis de plus en plus fort, jusqu’à ce soir… Ce soir où son corps criait de délice comme après une nuit
déchainée.
L’orgasme balaie tout sur son passage. Mais pas longtemps. Le plaisir enfui, il ne restait que gerbes écarlates qui, déjà, viraient au noir, les meubles élégants
d’un bureau parisien réduits en miettes par le passage d’un vampire affamé, une vague silhouette imprécise de ce qui avait été un être humain quelques siècles auparavant et le meurtrier face à
son crime. Le meurtrier repu et repentant de se sentir si bien après une telle atrocité.
Légèrement chancelant, Vince se leva pour regarder au dehors la ville qui clignotait, indolente et sourde aux monstruosités qu’elle couvait. Elle n’y pouvait rien.
Personne n’y pouvait rien. C’était comme ça. Mais qu’on le veuille ou non, en regardant la ville d’assez haut, on ne pouvait qu’être touché par sa beauté nocturne. La Nuit recouvre les crimes et
le sang, et il ne restait qu’un camaïeu de couleurs sombres piqueté d’étoiles halogènes et les ombres pas si effrayantes d’immeubles.
Le front appuyé contre la vitre, Vince semblait fasciné par le sol, des dizaines d’étages plus bas. Combien de fois, en esprit, s’était-il jeté par la fenêtre pour
imaginer la sensation étrange et libératrice de ces quelques secondes en plein vol ? Et comme toujours cela finissait par le bruit répugnant d’un corps assouvi par la gravité et la terreur
viscérale qui le réveillait à ce moment précis. Cette fois encore, il s’imagina traverser la vitre et tomber les yeux grands ouverts avant de s’écarter brutalement de la baie vitrée.
Victor avait raison. Son instinct de survie le forcerait toujours à reculer, comme une ombre qui le tirait en arrière en criant qu’il était fou.
Du reste… Il n’avait pas fini sa mission. Comme un condamné à mort, il se dirigea vers les restes du bureau.
Deux jours avant.
Le plus décadent pour un vampire était de passer pour vivant et surtout fabuleusement riche, tout en instillant dans la société un vague malaise à l’origine
inconnu. Diner dans un restaurant huppé était sans doute ce qu’on pouvait faire de mieux, même si ce genre de petit jeu ne se jouait qu’avec des égaux.
La première dissonance dans ce petit jeu était que Julia croyait qu’elle était supérieure à Victor, et Victor savait que le contraire était la vérité, mais… qu’il
valait mieux le cacher. Ce qui ne l’empêchait pas de s’amuser follement à faire semblant d’être un jeune loup aux dents longues, parfaitement à l’aise dans cet antre de l’argent, du bon goût et
de la bonne chère. Julia adoptait le même regard, hautain et amusé, tout deux attablés à une place centrale et devant une collection de mets et de vins invraisemblables et coûteux. Même les
riches têtes blanches permanentés regardaient avec envie le Centre de Toute Chose. Contrairement aux jeunes cependant, ce n’était pas l’argent qui semblait naître à chaque demi-sourire du jeune
homme et à chaque battement de cil de la jeune femme, c’était l’impression de jeunesse arrogante alliée avec la certitude de rester en place, comme seules les vieilles têtes couronnées peuvent
l’éprouver. Deux maîtres du monde installés à quelques mètres, il y avait de quoi être perturbés.
Les deux vampires levèrent leurs verres de vin en même temps en un toast muet, en attendant que l’on débarrasse l’incroyable gâchis de leurs entrées chaudes. De
quoi provoquer le suicide du chef et de ses commis. Les serveurs aussi discrets et agiles que des papillons noirs emportèrent le tout en un seul mouvement. Julia reposa son verre après y avoir
trempé les lèvres et humé le bordeaux qui se désolait dans son verre. Elle darda son regard bleu sur Victor qui flirtait du regard avec une héritière au vu de ses vêtements, à moins que ce ne
soit la nouvelle épouse d’un riche homme. Dans les deux cas, la conquête n’était pas flatteuse.
La jeune femme éclata d’un rire atténué pour à la fois attirer les regards et ne pas inquiéter la populace. Tout l’exercice était là. Se contenir pour maintenir
l’illusion tout en laissant échapper de petits indices qui auraient pu faire croire que… et que les dineurs mettaient sur le compte de l’alcool. Le moins éméché remportait la timbale et si les
joueurs le repéraient, il servait de diner. Les vieux vampires, qui ne jouaient à ce jeu qu’entre égaux, l’appelaient le fruit défendu. Julia avait consenti à y jouer pour un soir, mais juste
parce qu’elle manquait cruellement d’adversaires à sa hauteur. Même son Maitre de Ville n’avait pas à la fois ce panache et cette fourberie qui caractérisait si bien Victor. Mais à présent, elle
comprenait le danger de mettre un tel homme en position de pouvoir. Elle le regretterait quand elle devrait le tuer… sans pour autant suspendre l’exécution.
C’était à se demander comment Victor pouvait passer tant de choses par sa voix. Certains pouvaient moduler tout un dialogue en une phrase, tel le violoniste qui
joue de son instrument, mais Victor aurait pu faire passer une symphonie en un mot. En cette simple phrase, Victor venait successivement de se hausser au niveau de Julia, ce qui équivalait à une
insulte pour une couchante, de lui signifier qu’elle n’était pas si bienvenue que ça et que la raison de sa visite n’abusait personne. Sans oublier que Victor insinuait connaitre la vraie raison
mais la mettait au défi de lui dire pour le plaisir de s’entendre dire qu’il avait raison. Si elle avait pu, elle lui aurait tranché la gorge pour pouvoir le voler ce pouvoir suggestif. Dommage
que les choses ne se passent pas ainsi.
-
Mais voir les progrès de mon invention, Vittorio. Et voir si mon investissement est toujours rentable.
-
Il l’est. Ou du moins, il le sera à nouveau d’ici quelques nuits.
-
Des ennuis de comptabilité ?
-
Plutôt d’O.P.A. hostile. Mais je sais maitriser mes actifs et renverser les autres.
-
Je vous avais dit que ce serait difficile…
-
Et c’est pour ça que vous m’avez mis à ce poste. Parce que je suis capable de solutionner tout ça.
-
Mais pas sans contrôle de ma part.
-
Cela va de soi…
Oui, il était doué. Une simple acceptation de la situation pouvait passer pour une autre insulte : « Je n’ai accepté que contraint et forcé, mais je
saurais un jour vous le faire payer. »
Il avait l’air sincèrement ennuyé, mais il ne put reprendre avant que les deux serveurs n’aient soulevé les cloches et laissé les fumets d’un repas exquis
s’évaporer autour d’eux.
-
Je vais finir par vous croire jalouse… Que vous importe un tout jeune vampire et une humaine ?
-
Il m’importe qu’ils soient vos vitrines… Passe encore pour la fille… Vous ne seriez pas le premier Maitre à vous amuser avec une dominatrice, même
humaine…
-
Allons bon…
-
Mais votre couchant à dents longues… Vous l’éduquez comment ?
-
Manifestement mal, si me posez la question.
-
On m’a appris que vous le laissez à la dérive…
-
Ce qui est faux. Il faudra bien que vous compreniez que je ne peux pas l’éduquer comme un couchant… Il est de passage, comme moi.
-
Vous pourriez lui offrir mieux…
-
Plutôt que je pourrais offrir mieux au prochain maitre de Toulouse… Mais il est à moi. Je ne le laisserais à personne.
-
Même pas à moi… ?
-
Surtout pas à vous, Julia. Vous me le rendriez en miettes.
Moments de chipotage dans l’assiette, étalage des sauces et des jus dans une foule d’arabesques qui suivaient celles de la porcelaine. Victor était persuadé que ses
deux enfants le regarderaient avec horreur gâcher de la nourriture si chère… Gâcher de la nourriture, tout court, en fait… Il imagina un instant Clara finir les assiettes et Vince demander qu’on
lui donne ses restes dont il régalerait un SDF. La vision lui arracha un sourire et il se promit de ne jamais leur faire le jeu du fruit défendu.
-
Comme vous y allez, mon cher… Je ne casse les jouets des autres uniquement quand ces autres m’ont déplu.
-
Or, il est évident que je vous ai déplu.
-
Non, Vittorio… Pas encore. Mais comprenez que les intérêts que je défends ont besoin de garanties.
-
Vous êtes les intérêts que vous défendez…
-
Peut-être. Mais je veux un otage. Votre Couchant.
-
Non.
Elle pencha la tête sur le coté dans une attitude boudeuse qui cachait sa colère.
-
Il faudra bien, Vittorio… Si vous l’aimez tant que ça, je promets que je le traiterais bien… tant que vous vous comporterez bien.
-
Sauf que c’est impossible. Je ne peux pas vous le donner, même pour un jour, même pour une heure.
-
Que vous le vouliez ou non, il sera mon otage…
-
Vous vous souvenez, Julia ? Quand la première fois vous m’avez parlé de Toulouse, vous m’avez conseillé de me mettre en cheville avec les
Cannibales.
-
Oui, et ?
-
Alors, maintenant, vous savez que je ne peux pas vous le donner…
Julia prit son verre de vin pour se donner contenance.
-
Qu’est-ce qu’il est ?
-
Caution de moralité…
Si les Cannibales étaient rares, par nécessité, leurs enfants l’étaient encore plus. Et les enfants survivants atteignaient un niveau de rareté jamais égalé. Par
siècle, on comptait entre un et deux de ces infortunés et on estimait que c’était un jour faste quand trois se rencontraient au détour d’une ruelle. La faute à deux facteurs. Le premier étant que
les Cannibales n’éprouvaient aucun besoin de se socialiser en faisant partager leur don obscur. S’il était vraiment nécessaire de partager quoique ce soit, ils se réunissaient entre eux.
Rarement, il fallait bien l’avouer, en dehors des expéditions punitives, cela allait de soi. L’autre facteur était qu’un Cannibale avait une impossibilité quasi insurmontable d’éduquer son enfant
des ténèbres sans voir en lui un repas. Ils les confiaient donc à d’autres pour les voir de loin en loin et leur assurer un avenir. On les appelait les Cautions de Moralité. Chaque vampire de la
Hiérarte savait le pouvoir que représentait ces laissés pour compte : La chance d’avoir un ascendant quelconque sur un Cannibale. Tous étaient prêts à donner un bras pour en approcher
un.
-
Vous… avez réussi à récupérer une Caution de moralité ? murmura Julia admirative.
-
Il m’a plutôt été laissé en poste restante. Charge m’a été confié de le tenir à distance de l’avidité de pouvoir de mes congénères… en échange, les Cannibales
n’organisent pas d’orgie dans ma ville… Ils se déplacent à Aix pour ça.
-
Alors que vous importe de me le laisser en otage ?
-
Vous n’avez pas entendu ? Ou votre avidité vous a rendue sourde ?
-
J’ai très bien entendu, Vittorio. Et ce n’est pas mon avidité qui parle, c’est ma position par rapport à la vôtre. Maintenant, j’ai la certitude qu’avec cet
otage-là… Vous serez un agent remarquable. Nous nous sommes compris, je crois ?
-
Vous ne me demandez pas un otage… Vous me demandez de placer ma vie entre vos mains.
-
En réalité, il serait plus exact de dire que votre vie est entre vos mains, ainsi qu’elle l’a toujours été. J’ai juste le pouvoir de vous la rendre très
difficile.
La bonne humeur de Victor avait disparue et il ne se donnait même plus contenance à triturer sa nourriture.
-
Je suppose que je n’ai pas le choix… ?
-
Oui et non. Tout le monde a le droit inaliénable de mettre fin à ses jours… Oh et… Apportez-le-moi bien habillé.
-
Je ne peux pas quitter Toulouse.
-
Mais vous pouvez le mettre dans un avion pour Paris. Je dois y rester encore deux semaines… Une petite mission à superviser. Je le traiterais bien, Vittorio.
Peut-être même mieux que vous ne l’auriez jamais fait.
-
Et qu’en savez-vous ?
-
J’en sais que vous n’êtes pas un habitué des jouets… Restez donc sur votre humaine à l’allure si particulière et donnez-moi le Dent de Lait.
On aurait pu entendre Victor grincer des dents si le brouhaha du restaurant ne les avait pas recouverts. Le jeu était terminé et par souci de discrétion, ils
s’étaient fondus impeccablement dans la foule. Mais Victor avait perdu. Il le savait. Il se leva lentement et reboutonna son veston. Ce n’est que contraint et forcé qu’il lâcha avant de
partir :
Julia sourit et resta en représentation, recommençant le jeu du fruit interdit pour son seul bénéfice. Ce fut sans doute la raison pour laquelle, elle ne vit pas la
lueur de pure jubilation malsaine qui traversa le regard de Victor au moment même où il se retournait.
Un jour avant.
-
Non, non, non et NON ! Je ne veux pas partir, je ne veux pas y aller, je veux qu’on me laisse pourrir dans mon coin !
Le claquement de la porte, tout en assourdissant les témoins de cet affligeant spectacle de mauvaise humeur juvénile, souleva l’air et perturba très légèrement
l’ordonnance parfaite des cheveux de Victor. Enfoncée dans un large fauteuil, Clara assistait impuissante à l’une des rares rebuffades de Vince. D’un coté, elle se disait qu’en s’en affirmant, il
irait peut-être mieux. Mais ce que cachaient ses colères était encore plus abominable que ses silences.
Elle commençait à croire Ben… Et ça ne lui plaisait pas.
Victor, étrangement, avait renoncé à l’attitude de Celui-Qui-Doit-Etre-Obéi pour quelque chose de plus paternel et presque plus compatissant. Il appuyait la main
sur le panneau de bois, tout en parlant, comme quelqu’un qui s’excuse et qui souffre d’avoir fait souffrir l’autre. Pour quelqu’un d’extérieur, le masque était parfait. Mais Clara savait que ce
n’était qu’un masque. Pas par manipulation, pas totalement du moins, mais elle savait que Victor jouait parce qu’il ne pouvait pas éprouver de la compassion. Au mieux, c’était nouveau pour
lui.
Encore une nouveauté. Le Vieux Lion n’avait jamais appelé son jeune vampire par son vrai nom. Peut-être une tentative pour mieux le toucher.
-
Vincent, si j’avais eu le choix, j’aurais fait autrement parce que je sais que tu n’es pas en état d’être encore transplanté. Mais… Je suis pieds et poings liés
et si je n’obéis pas, tu en pâtiras, ainsi que Clara.
La veille, c’est un Victor furieux qu’elle avait accueilli. Il lui avait expliqué dans les grandes lignes ce que voulait Julia et… Clara avait compris ce que Victor
ne lui disait pas, elle avait aussi compris qu’il lui fallait tenir sa langue. Mais au lieu de partager sa fureur avec Vince, Victor s’était fait mouché en plein vol par la détresse visible de
l’autre. Il ne savait pas réagir à ça donc il réservait sa rage à d’autres.
-
Donc tu m’abandonnes…
-
Je te protège. Si je ne te donne pas à elle, elle viendra te prendre et il n’y aura pas de retour possible. Je ne suis pas même pas sur qu’elle n’osera pas se
venger sur toi du mal qu’elle va se donner pour te récupérer.
-
Pourquoi tu ne lui as pas dit ce que j’étais ?
-
Parce que c’aurait été encore pire, Vince… Si elle avait su que tu étais un cannibale, elle aurait tout fait pour te garder… A sa botte !
-
Comme ce que tu fais…
-
Non… moi j’essaye de te protéger. Tu crois que les autres cannibales sont comme toi ? Tu te trompes… Vous êtes une infime minorité à préférer l’humanité au
sang. Et ceux qu’on m’a envoyés ici ne sont pas des enfants de chœur. Plutôt l’inverse.
Sans crier gare, Victor abattit la main sur la porte, faisant sursauter tout le monde. Mais il était clair que c’était calculé. Sa force lui aurait fait traverser
le bois sinon.
Un silence. Le calme revenu à peine atténué par la respiration de Clara. Victor se tourna avec son regard qui quêtait l’approbation et elle lui répondit avec le
sourire désabusé qu’elle lui réservait dans ces occasions.
-
Pourquoi tu me gardes, alors… ? reprit Vince un ton plus bas et d’une voix lasse. Sans le savoir, il s’était déjà rendu.
-
Tu veux la vérité, je suppose… ?
Victor soupira. Pour la première fois depuis des années, il s’apprêtait à dire la vérité.
-
J’ai besoin de toi, Vince. Pas toujours au sens où tu le voudrais… Pas comme un ami… Mais il y a deux choses que je veux faire dans ce monde. La première est de
changer la géopolitique vampirique… très profondément. Seul un cannibale parfaitement au courant peut le faire. La seconde chose, c’est de protéger Clara. Et ça… seul un cannibale humaniste
accepterait.
Encore une fois le silence. On ne prête jamais suffisamment attention à ces longueurs dans la vie qui ne sont au final que l’expression muette d’une tempête
intérieure de questionnements, de remises en question et finalement d’acceptation. La porte s’entrebâilla lentement, laissant juste la vision d’un œil tout blanc et d’une pupille en tête
d’épingle. En règle générale, cela signifiait que Vince était au-delà de la colère. Mais il n’y avait pas les autres signes, pas de respiration, car Vince ne respirait que pour parler ou quand la
rage le submergeait. Le visage était serein, presque sans expression. La main qu’on apercevait plus bas n’était pas crispée, mais très détendue. Mis à part la couleur de l’œil, Vince allait
bien.
Victor sourit et pour la première fois que Clara le connaissait, elle sentait que ce sourire était vrai.
-
Je n’ai pas l’habitude d’avoir une famille, Vincent. Et tu avoueras que tu es un fils difficile à cerner.
-
Arrête ton char, Papa… Qu’est-ce que tu veux de moi, vraiment ?
Six heures avant.
L’avantage de vivre à Toulouse est que pour aller à Paris, c’est très rapide. Encore plus rapide quand on n’a pas de bagages et quand on est envoyé par le Maître de
Toulouse pour la Secrétaire du Diable. Les hôtesses avaient eu pour consignes de foutre une paix royale à ce passager-là et de ne mettre personne à coté de lui. Pour devant et derrière, prière de
ne pas mettre de familles avec gamin braillard, de types pendus au téléphone et de femmes hystériques. La consigne était d’une clarté limpide : ne l’approchez pas.
Et inutile de lui proposer repas, boissons ou tout autre chose, respectez son silence et sa solitude.
De ce fait, l’imagination de ces demoiselles et de ce monsieur, car il y avait un steward, allait bon train. Comme ce passager portait un costume Armani noir rayé
bleu nuit, que son cou s’ornait d’un tatouage étrange qui devait continuer dans le dos, qu’il portait des lunettes de soleil, alors que le jour s’était couché depuis une bonne heure et qu’il
n’avait aucun bagage à main, on l’imagina Star incognito ( mais impossible de reconnaitre la dite star), en assassin de la Mafia, en acteur appelé d’urgence sur un tournage, en mannequin, en
gigolo, en agent de la CIA. (Ce que semblait corroborer son accent américain.)
Morale de l’histoire : ne laissez pas un groupe de personnes en proie au doute, c’est comme ça que naissent les rumeurs les plus folles.
Malgré son masque d’ennui, il fallait bien avouer que tout cela amusait Vince qui les entendait malgré le ronronnement de l’appareil et les conversations alentour.
Il se découvrait aussi affamé d’attentions que pouvait l’être Victor, mais il préférait ne pas s’attarder sur les raisons de ce besoin, si ce n’est, à la rigueur, un reliquat de sa vie d’avant.
Il envisagea même de commencer à draguer une hôtesse, pour se prouver qu’il n’avait pas perdu la main et que la Mort ne lui avait pas tout pris, pas plus que Chandra. Mais une heure et demie,
c’était bien court comme délai pour intéresser, séduire et en profiter.
De toute façon, il n’avait jamais aimé faire l’amour dans des toilettes.
Vince se contentait donc de regarder par le hublot l’immensité noire et les quelques nuages qui défilaient, en espérant que tout cela se termine bien vite et qu’on
lui accorderait quelques nuits de solitude. Même s’il commençait à avoir des envies incontrôlables de rire, de voir du monde, de vivre à nouveau comme le jeune homme qu’il avait été avant. Il
avait envie de retrouver ses anciennes fréquentations, de jouir de l’existence qui lui avait été donné. Il avait envie de revoir ses enfants… mais ça, il ne pouvait pas.
Il eut surtout envie de s’énerver un grand coup, de tout casser pour s’empêcher de penser à tout ça, de balancer son pied dans la tête de son voisin de devant,
comme ça, juste pour le plaisir. Qu’il le veuille ou non, son ancienne vie était du passé et il devait faire avec… ou y mettre un terme une bonne fois pour toutes. Qu’il ne soit pas accompagné
et/ou surveillé lui en laissait enfin l’occasion. Personne ne serait en mesure de l’arrêter cette fois. Il n’empêche… Il se demanda s’il devait malgré tout accomplir sa mission. Après tout, il
serait mort et nul ne lui en tiendrait rigueur. A moins que l’univers ait vraiment changé, on ne torture pas un tas de cendres. Mais Clara risquait d’en souffrir et il ne pouvait pas l’admettre.
Et Victor aurait des problèmes… Et il ne voulait pas admettre qu’il ne pouvait pas l’admettre…
Un juron à mi-voix. Ça aussi, il ne voulait pas y penser.
Il préféra se concentrer sur l’attention qu’il suscitait, activité bien plus intéressante que le ciel qui défilait.
Vince s’attendait à ce qu’on l’accueille à Orly, mais il ne s’attendait pas à cet accueil là. Trois humains, il pouvait sentir l’odeur de leurs sueurs et leur
souffle s’exhaler de leurs bouches, dont une petite femme rousse aux taches de rousseur adorables et qui parlait un anglais parfait alors qu’elle était française. Il l’apprit plus tard, mais elle
était aussi parfaitement à l’aise en allemand, en espagnol et en chinois. Les deux autres avaient la mine de l’emploi, l’un chauffeur de maître, l’autre garde du corps. Vince se renfrogna. Cet
étalage de puissance n’avait qu’un seul but : essayer de le noyer dans le luxe pour que jamais il ne reparte. Ce qui lui coutait à admettre, c’est que Victor l’avait prévenu. La limousine
noire qui les attendait à la sortie de l’aéroport parachevait l’ensemble. Vince eut des envies de meurtre. La charmante assistante lui parla tout le trajet de tout et de rien. Son rôle était bien
évidement de meubler le silence et il trouvait lamentable qu’une personne aussi intelligente en fut réduite à faire la potiche. Mais il devait garder le masque de l’agneau à sacrifier, histoire
que son charmant cicérone n’aille pas répéter qu’il semblait dangereux. Même un peu. Il fit semblant de s’intéresser à la ville qui défilait sous ses yeux. D’après son chaperon, ils n’avaient pas
pris l’itinéraire le plus rapide pour le faire profiter des monuments de la ville. Le Luxembourg, Le Pont Neuf et l’ile de la Cité, on oblique vers le Louvre et les Tuileries avant de déboucher
vers les Champs Elysées. Vince espérait produire suffisamment de Waouh admiratifs pour qu’on lui fiche la paix, tout en reconnaissant intérieurement qu’à un autre moment, il aurait été ravi de
voir tout ça. Sans doute en plein jour.
Sa propre dérision le fit sourire alors qu’ils tournaient sur la place de l'Étoile avant de rejoindre leur destination.
Le quartier de la Défense est pour tout un chacun quelque chose d’incongru. On quittait Paris et les boulevards du XIXème siècle, ainsi que l’architecture qui
semblait trouver difficile de se mettre à la mode pour tomber sur un quartier d’affaires à la new-yorkaise. Mais contrairement aux États-Unis où de tels changements sont possibles et visibles, on
ne sautait pas d’un état à un autre, mais à peine de quelques rues. Vince, qui avait aimé le charme parisien désuet et plus encore la faune et la flore toulousaine, considérait l’ensemble de
gratte-ciels avec un curieux mélange de surprise et de dégout. Bien sur ces immeubles-là n’auraient pas déparé les grandes villes américaines, mais les savoir si prés de la vie parisienne… et si
loin des États-Unis les rendaient laides et mal à propos. Même si Vince se trouvait un peu injuste de ressentir tout ça, il prenait déjà en grippe cet étalage de pierre blanche.
Sa charmante guide rousse l’abandonna dans un immeuble devant l’ascenseur après avoir appuyé sur l’étage. La manière dont elle lui souhaita une bonne nuit lui
laissa penser qu’on l’avait présenté comme une friandise. De ça aussi, Victor l’avait prévenu. Et sans doute était-ce l’image qu’il devait donner au premier regard, celle d’un bon moment à
passer. Un loisir. En se regardant dans l’énorme glace, il se trouva… trop propre, trop net. Il ouvrit la veste, sortit la chemise de son pantalon pour que les pans lui battent les hanches, il
desserra la cravate et passa une main dans ses cheveux noirs pour en déranger le strict ordonnancement. Voilà. C’était plus lui, tel qu’il se voyait maintenant. Quelqu’un qui se fichait de toute
cette politique inepte et qui finirait par le faire savoir. Qui sait ? Le moment était peut-être arrivé ?
Comme il n’avait jamais rencontré Julia, il fut bien obligé d’admettre qu’elle était superbe. Mais comme tous les autres vampires… Une volonté de parfaire la race
vampirique semblait avoir donné à la Hiérarte une perfection physique ou quelque chose qui s’en approchait. En regardant la Hiérarte de Toulouse, Vince s’était dit qu’il fallait, pour être
accepté avoir un certain charme en plus d’une grande utilité. Même Charles obéissait à ce standard. Julia avait un corps de déesse et dans les yeux quelque chose de totalement dépourvu de
compassion. Il la détesta d’emblée… Et il eut faim. Faim d’elle. Ça devait transparaitre dans ses yeux et dans son attitude puisque la demoiselle sourit d’un air de prédateur… Il se retint juste
à temps de lui sauter dessus pour l’égorger.
Et il s’inclina.
La consigne était simple, tenir le masque de lapin jusqu’au moment ou il craquerait, ou jusqu’au moment ou l’ordre serait donné. Victor lui avait donné cette
mission pour qu’il voie par lui-même son degré de contrôle. Vince avait envie de tenir le plus longtemps possible. Du reste, il devait rester parfaitement lucide car Julia n’était après tout
qu’une simple étape à la suite de laquelle, Victor l’autoriserait enfin à mener sa propre vie… Ou sa propre mort. Le dernier regard du vieux Lion l’avait frappé en plein cœur. Il savait qu’il
songeait à mourir. Et cette fois-ci, il ne l’empêcherait pas.
Il ne l’écoutait pas vraiment pendant qu’elle « expliquait » la situation à sa manière. Il n’avait pas envie de l’entendre salir Victor et encore une
fois, il se maudit de commencer à éprouver pour son mentor autre chose qu’un vague mépris. Il devait bien avouer qu’il traitait bien Clara. Peut-être même mieux qu’il n’aurait pu le faire. L’une
des raisons qui avait motivé son envie de mourir, personne n’aurait plus jamais besoin de lui. Même Charles se passerait très bien de lui pour ses magouilles. Alors il faisait semblant d’écouter
une jolie femme lui prouver que son mentor était certes compétent mais qu’il était sacrifiable, Il faisait semblant de l’écouter vilipender le penchant de Victor pour son humaine, dans un monde
où de toute façon, l’humanité ne serait plus que du bétail ou les pions de jeux à grande échelle et il s’aperçut qu’il l’entendait bien mieux qu’il ne l’aurait voulu. Il songea fugitivement à
l’attaquer, mais… c’aurait été admettre qu’il n’avait aucun contrôle sur ses pulsions.
-
Madame, je vous en prie… Je sens bien que vous essayez de me faire comprendre des choses importantes… Mais je vous avoue que je n’ai pas envie de les
entendre.
-
Et pourquoi donc ?
-
Parce qu’il me semble que nous avons mieux à faire ce soir que de refaire la Nuit. Je viens d’arriver, je suis un gamin de quelques mois… J’ai encore du mal
avec… (Geste évasif de la main) tout ça…
Durant toute sa vie humaine, Vince pouvait se vanter d’avoir été le plus honnête possible. A sa mort, il découvrait qu’il pouvait mentir aussi bien que les autres.
Tout ça n’était qu’un rôle, un rôle sanglant… le dernier.
Mais la belle mordait à l’hameçon. Comme toutes les femmes d’un certain âge, elle avait tendance à apprécier sa candeur apparente. Une candeur qui était révolue
mais dont il conservait le masque. Celui d’un beau fruit à mordre. Personne n’y résistait longtemps, elle, moins que les autres. Comme bien d’autres avant elle, elle laissa sa main errer sur sa
mâchoire et son cou, petit geste qui éprouvait l’humeur de sa proie. Si Vince avait eu une once d’arrogance, elle l’aurait rejeté sans pitié. Sa tirade sur Victor n’était que ça, une mise en
garde contre quiconque se dresserait contre son autorité. Vince avait l’habitude… Dans ses relations, il alternait facilement entre la soumission et la domination, même s’il souhaitait tout bas
que quelqu’un l’enchaîne durablement. Mais comme tous ceux qui se croient le parangon de leur état et qui en abusent, Julia ne pouvait pas l’enchaîner. Elle en était incapable. Pire, plus elle
usait de ces artifices, plus l’autre affamé qui se tapissait dans l’ombre du jeune homme la détestait et la… Et lui enlevait tout ce qui faisait d’elle un vampire. Secrètement, l’autre s’amusait
de ce petit jeu de la proie et de l’ombre auquel se livrait Vince. Pour la première fois depuis que le monstre et le jeune vampire étaient forcés de cohabiter sous la même peau, ils s’entendaient
sur la même chose. Il fallait qu’elle meure, mais quitte à la tuer, autant éprouver sa force.
Il jouait les timides et regrettait de ne plus pouvoir rougir sur commande, mais le reste des expressions était là. Un peu de gêne, un soupçon de pudeur, la peur de
ne pas être à la hauteur, cocktail des parades amoureuses qui cachait parfaitement une haine implacable et un mépris souverain. Vaguement, il se demanda si on pouvait coucher avec quelqu’un que
l’on hait à ce point … Il se rappela Chandra… Et décida que si c’avait le seul moyen pour le tuer, il l’aurait fait. Même si pour Julia il y avait d’autres moyens, il le ferait. Non pas
parce que c’était plus facile, mais bien pour se prouver que son ancienne vie était loin derrière. Il céda facilement à ses avances et se retrouvera vite entièrement nu.
Les préliminaires sont toujours un moment délicieux pour qui sait les apprécier, même quand on en dessous. Julia était douée, des années d'expérience à profiter de
jeunes hommes innocents pour les vider de leur sang, lors de leur dernière extase ou même avant. Elle embrassait la poitrine et le ventre plat sans oublier de regarder son amant d'un soir pour
suivre le chemin de son plaisir. Et il feignait bien. Les yeux mi-clos pour cacher la couleur de ses yeux, le blanc presque total signe de sa colère, les mains au dessus de la tête pour laisser
la demoiselle œuvrer à sa guise. Tant qu'elle en était aux baisers et aux légers mordillements, tout alla bien. Il appréciait même les attouchements jusqu'à gémir. Mais la morsure infligée à sa
cuisse gauche le réveilla d'un coup et il se redressa, prêt à l'attaquer. Sa vision de la bouche devenue vermeille de sang et la traînée sur sa joue réveillèrent tous ses plus bas instincts. Il
la renversa en grondant, découvrant les crocs. Dans les premiers temps, Julia se montra ravie de la vigueur de son amant mais voyant qu'elle était incapable de renverser la situation, elle siffla
de colère.
Vince se pencha sur son visage, les yeux de glace et le visage beaucoup plus calme que quelques secondes auparavant, plus posé et plus inquiétant dans
la perfection des traits qui avaient l’aspect du marbre. Jusque là, Vince ne s’était pas rendu compte à quel point il était affamé, mais en trouvant la peau de Julia suffisamment chaude pour lui
arracher des frissons de bien-être, il avait compris que le moment était venu et que Victor l’avait gentiment guidé vers son repas. Elle était belle, elle était cruelle, elle était mauvaise… Elle
était parfaite pour lui.
-
Très chère Dame… (et c’est à peine s’il reconnut sa propre voix, rauque et sensuelle) Contrairement à ce que vous
semblez croire, ce n’est pas moi qui a été amené à vous, mais vous qui m’est offerte. Grand merci de vous être prêté à ce jeu… mais on ne me mord pas un cannibale.
Les yeux de Julia s’agrandirent de terreur.
-
Non, c’est impossible…
-
Vous pensez qu’on vous aurait mis au courant pour votre propre décapitation ? Allons, un peu de sérieux… Les seuls qui seront sauvés sont ceux qui le
méritent. Enfin… Si je le décide…
-
Tu n’es pas un cannibale… Tu n’es pas dans mes registres…
-
Ne t’en fais pas, Belle Dame. Tu n’auras plus besoin de t’inquiéter de tes erreurs.
Et sans autre forme de procès, il lui planta les crocs dans la gorge, la déchiquetant à moitié. Vaguement, il songea qu’il serait à jamais incapable de
manger proprement. Il faut dire qu’au vu des repas, il lui était presque conseillé de manger aussi salement, sans aucun respect pour sa nourriture. Malgré ses cris et ses tentatives désespérées,
Julia était incapable de se défaire de cette poigne de fer et de la mâchoire qui lui pulvérisait le cou. Elle songea fugitivement qu’elle n’avait rien vu venir. Aucun signe ne l’avait prévenu de
ce moment et elle avait été une Couchante exemplaire, protégeant son maître en attendant de prendre sa place, administrant San Francisco pendant de longues années sans faillir et sans erreurs.
Alors que le sang quittait son corps, elle réfléchissait à toute allure. Quelle avait été son erreur, où se trouvait la faute ? La Décapitation avait due être décidée très rapidement et
l’envoi d’un cannibale là où elle se trouvait alors qu’une escadre de traqueurs devaient déjà être en place à San Francisco, prêts à fondre sur leurs proies. Une telle organisation, sans aucune
fuite ? Car elle était sure que si elle n’était pas la première à mourir ce soir, nul doute que les autres devaient suivre très vite sans que personne ne puisse contacter les
autorités.
Mais qui avait-elle énervé à ce point ? Car, bien évidemment, le Maître, lui, était incapable de bouger. Elle y
veillait à chaque fois qu’elle devait quitter le territoire. Donc, c’était elle, fatalement. A toute vitesse, elle repassait dans sa tête les affaires qu’elle avait menées depuis une bonne
dizaine d’années, mais rien. Julia était légaliste jusqu’au bout des ongles sauf quand elle était sure de ne pas se faire avoir. Mais rien, elle était parfaite, rien ! On ne pouvait rien lui
reprocher…
A moins que…
Victor. Fatalement.
Elle le connaissait depuis assez longtemps. Pas depuis sa propre naissance au monde de la Nuit où elle avait été sauvée de la prostitution organisée
par le Vieux Continent vers les colonies. Elle qui avait eu le malheur de déplaire à son vieux mari en lui préférant un jeune portefaix auquel elle se donnait au détour d’une ruelle. Elle se
souvenait de ces étreintes fugitives, brutales et passionnées. Elle en souriait. Vince lui mordait le cou avec la même ardeur que son amant. Et puis il y avait eu la traversée de l’Atlantique.
N’eut été la rage qui la tenait, elle aurait succombé au mal de mer et au scorbut. C’est dans un état pitoyable qu’elle était arrivée à la Nouvelle York, dans un état pitoyable qu’on l’avait
abandonnée dans une maison de tolérance et qu’elle avait entamé sa lente et inexorable ascension vers le pouvoir. Un autre vampire avait été séduit par sa tournure, elle était arrivée à le forcer
à en faire l’une des leurs. De là…
Mais pour Victor, la relation était différente.Le vampire en marge des cours établis qui rendait de bons offices à tous
avec une efficacité que beaucoup lui enviaient. Déjà, à cette époque, il avait un réseau de connaissances étendu et varié. Il obtenait ce qu’on voulait par échange de faveurs. Pas étonnant qu’il
fut devenu courtier en finances, il faisait ça depuis des décennies, mais avec les petits services de la Société de la Nuit. Elle l’avait toujours vu comme un subalterne agréable malgré les
regards au ciel qu’il lançait pour maudire Dieu de ne pas avoir donné plus de plomb dans la cervelle de ses clients. Le fait qu’il se croit plus intelligent que les membres de la Cour l’avait
interpellée, elle. Depuis, elle n’avait eu de cesse de le rabaisser en le maintenant dans le rôle de pourvoyeur, de second couteau et jamais d’acteur principal. Manifestement, cela avait été la
fois de trop. Comme elle regrettait de ne pas avoir vu sous le costume d’homme à tout faire… Car ce n’était qu’un masque pour avoir la mainmise sur un cannibale… Mais…
Trop tard. La non-vie de Julia était partie.
D’ailleurs, il valait mieux. Elle n’aurait pas apprécié de voir la colère du cannibale la déchiqueter en tout sens et répandre ses morceaux à
travers toute la pièce. Elle n’aurait pas apprécié cette débauche de violence, même si dans sa grande mansuétude elle aurait pardonnée à Vince. Le pauvre n’y pouvait
rien, c’était sa nature. Mais tout de même…
Ainsi partit dans un camaïeu de rouge projeté sur la tapisserie Girolama Assevi, veuve De Bellefoix que la Nuit avait baptisée Julia. Au final, elle était contente
de partir comme ça. Elle était contente de périr de ses actes et non de son inaction. Elle était contente d’avoir été reconnue dangereuse, suffisamment pour qu’on l’élimine et pas de la manière
la plus commune. Si elle n’avait pas vu Vince dans ses registres, c’est tout simplement parce qu’il avait été créé spécialement pour elle. C’était flatteur. Encore plus flatteur qu’ils aient
choisi sa tournure pour lui tendre un piège.
C’était une belle nuit pour tirer sa révérence.
Maintenant.
La Nuit avait déjà grignoté les derniers éclats de soleil sur San Francisco mais il régnait toujours une chaleur démentielle. Il faudrait
attendre une heure du matin pour obtenir un soupçon de fraicheur, mais vu qu’il était assis devant son ordinateur et qu’il n’était que 22H, il cuisait, même en puisant régulièrement un coca
dans le seau de glace à coté de lui et il avait beau passer la canette humide sur son front et son cou, l’amélioration n’était que de courte durée. Il faut dire qu’il
était devant son PC depuis que le soleil s’était couché sur Paris, même s’il savait pertinemment que rien ne bougerait avant quelques heures.
Il faut dire qu’Internet avait beaucoup changé les choses. Avant les télécommunications modernes, il était impossible
de coordonner une attaque précisément. Il fallait tenir compte du décalage horaire, des fêtes religieuses, d’un nombre incalculable de facteurs… Sa plus belle réussite avait été le massacre des
templiers, même si pas mal en avaient réchappé. D’ailleurs la date était restée dans les mémoires et tout le monde craignait le vendredi 13 sans savoir ce qu’il en était réellement. Il en était
fier.
Maintenant, il fallait bien avouer que les attaques pouvaient être coordonnées à la minute prés. Cette fois-ci, cependant, les Autres avaient
tenu à un certain flottement. Si ça les amusait… Mais lui, ça le mettait en retard et il détestait ça. Mais quelle idée aussi de confier l’attaque initiale à un petit
jeune qui n’avait même jamais vu les autres boustifailleurs de chair morte ? C’était bien Victor, ça. Aucun respect pour les règles établies à moins que ça l’arrange. Il n’avait pas changé
en quelques siècles. Ou si peu. Enfin… Bientôt, ce ne serait plus son problème et pour une trentaine d’années. Sa fille/Mère était en âge de procréer et il avait dans l’idée de s’octroyer un peu
de vacances. Il espérait juste qu’elle lui trouverait un géniteur acceptable pas comme cet alcoolique du dernier cycle qui l’avait forcé, alors qu’il allait sur ses quinze ans à lui planter un
couteau de cuisine dans la gorge. Ca nuisait à son efficacité de devoir en plus de l’inévitable gestion des cannibales, gérer sa propre famille. Pour la punir, il avait laissé sa fille/mère à
demi-morte. Elle avait compris. De toute façon, elle avait intérêt à comprendre. Elle n’était pas unique, mais lui, oui. Il était le premier, elle n’était qu’une façon d’assurer la
continuité.
A force de recharger la page Wikipédia qui servait de message, il vit enfin le changement tant attendu. Pour la première fois depuis bien
longtemps, on pouvait lire que Marie-Antoinette était morte guillotinée avantson époux, Louis XVI. Une erreur qui servait de signal.
Il la corrigea dans le même temps pour bien faire comprendre que le message était passé et prit son téléphone. Une seule sonnerie. Son interlocuteur devait avoir si faim qu’il était pendu à son
portable en espérant l’ordre tant attendu. Il ne le déçut pas.
- A la curée, les gars ! La reine est morte et sa cour doit suivre !
Pas un merci, pas une parole… Inutile. La meute était partie en chasse.